La Tribune des Tréteaux.



La Tribune des Tréteaux.

Pourquoi un homme devient-il écrivain, un être d’écriture, et non un simple plumitif, un pauvre scribouillard ou encore un écrivaillon besogneux ? Par quelle nécessité intérieure les mots deviennent-ils sa raison impérieuse d’exister ?

« Mes mots m’habitent », tel est le titre choisi par l’auteur Michel Brès de la Compagnie Acta pour une pièce à la facture particulière, selon une direction d’acteurs signée Jean-Luc Malet.

Lorsqu’on pénètre dans la salle, un comédien, à demi-couché sur une table, comme épuisé, dort. Va-t-il vraiment s’éveiller et se donner en spectacle à l’invisible invité à qui il s’adresse, comme une confession à l’absente, ou un monologue à un autre soi, dédoublé pour ne pas se croire en train de parler tout seul ? Ou visite-t-on son rêve et alors s’explique cette logorrhée magnifique où la versification se met en place comme une évidence, comme un mode d’expression consensuel ?

Tout semble en étrange décalage : le décor de vieux meubles est à la fois évocation de la soupente du poète maudit, de l’artiste bohème qui vit d’espoir et de misère, du vieil homme oublié dans une sorte de grenier où les objets ont une âme (la table de toilette nargue le protagoniste en établissant un contretemps gaguesque dans l’écoulement de l’eau). Les vêtements portés sont d’un autre âge, intemporellement défraîchis, robe de chambre marron, pantalon tirebouchonné, pantoufles, et bonnet enfoncé sur les oreilles : l’homme est un reclus, l’extérieur n’est que suscité par le fauteuil censé supporter la présence de l’autre qu’on ne verra jamais, muet à jamais,  pris dans une sorte de délire, de folie des mots, condamné à écouter.

Et le paradoxe continue, entre principe de réalité et principe de plaisir. Le concret dévore le temps, le personnage central fait durer chaque geste, des allers et retours compliqués pour une tasse de café, la lente préparation de la viande de foie en ragoût de pommes de terre qui sera servie à la fin de la pièce et dont on sent le fumet parmi les spectateurs ; la réalité est tangible, la pièce dure le temps de la cuisson, la pâtée du chat est servie, les miettes sont balayées. Mais ce premier degré de la vie n’est là que comme berceau d’une autre existence, celle des mots, impalpables, omniprésents et obsédants : « ma pensée arborescente croît dans toutes les directions… ma pensée s’échappe de moi comme une fumée… ». La jubilation du verbe s’installe, souffle inaltérable qui ne peut s’achever que par et dans la mort de l’écrivain poète qui parle comme on compose, qui slame et s’arroge la primeur des calembours comme une bonne bouteille de vin rouge qu’il débouche devant nous.

Car l’écriture n’est pas un cri de souffrance, elle est un orgasme de l’esprit, c’est « le sperme magmatique et sa chaleur de baise », elle est un jeu cérébral et sexuel. Le texte (« ils sont bien ridicules mes texticules ») est lourd de références : « Exilé sur le sol au milieu des techniques/ Je cherche dans la foule un frère anachronique ».

Le terme est lâché : l’homme qui se débat dans les mots qui l’envahissent et le submergent, est un rebelle, un dissident hostile au consumérisme assassin de la pensée. Il s’exalte, monte sur une chaise dans une sorte de harangue au vide qui se révèle plein de notre concentration à l’écouter dans un voyeurisme passionné. C’est un contestataire en marge de tout, il est incarnation d’une pensée en action.

Et il faut ajouter la finesse d’un humour en demi-teinte, qui permet un décalage de plus et qui finit par faire taire le parleur, l’orateur de soi à soi, « si vous voulez bien passer à table… Vous aimez le foie, j’espère… Non ? ». Le noir referme la scène, retour au réel, au détournement du détail qui annule et clôt la poésie verbale devenue langage intime et habituel.

Et c’est un savoureux moment de théâtre que nous dégustons avec une délectation non feinte. L’écriture est audacieuse et acrobatique : l’auteur comédien est un passionné de la langue française dans tout son pouvoir de jeu ; c’est du sang, du sperme, de la déjection dans lesquels les mots se vautrent et c’est une musique où les résonances sont un envol de créativité.

Michel Brès l’écrivain (auteur du drolatique et complexe texte sur « l’oblat du monastère d’Ibla ») se double d’un comédien tour à tour candide, provocateur, contorsionniste de la mémoire du mot, mais aussi lucide, sagace, et qui nous piège, et qui nous met en appétit de la poétique du texte qu’il a concocté pour le plaisir du partage du sens et des sonorités, comme une partition.

C’est une très belle parenthèse hors du quotidien, un texte de lumière servi par un comédien lumineux. Et c’est un bain de jouvence qui nous resitue dans la poésie libre où tout est permis puisque, nous le savons contre toute tentative de censure, il est « interdit d’interdire » !

Merci, Monsieur Brès pour ce talent qui est le vôtre et merci pour ce cadeau de nous inviter à pénétrer dans votre monde de mots qui maintenant nous habitent aussi !

A voir absolument !

Halima Grimal